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Le doigt sur la tranche

Et demain, qu'est-ce qu'on lit ?

Emmett Grogan, l'homme à tout faire

Qui tient à l'essence, au principe (d'une chose d'un être), ou qui agit sur eux. Cette définition du Robert ne fait peur à personne. Le mot, un peu plus : radical. Aujourd'hui, il traîne une sale réputation, notamment à force de trop se balader avec islamisme.

Doit-on pour autant jeter tout ce qui se veut radical aux orties ? Sûrement pas ! Emmett Grogan, par exemple. Pas mal sûr que ça vous dit rien, il est mort en 1978 dans l'anonymat. Ses phrases chocs sont largement moins relayées que celles des Kim Kardashian, Nabilla, Cyril Hanouna ou autres intellectuels de ce monde, dont on nous rebat les oreilles la journée longue. Mais vous avez de la chance, son autobiographie a été rééditée en français il y a quelques mois par L'échappée, dans sa collection "Lance-tempête". Son titre : Ringolevio.

Parfois, j'emmène mon Ringolevio prendre l'air frais.

Parfois, j'emmène mon Ringolevio prendre l'air frais.

Je ne vous dirai pas qu'Emmett Grogan n'en rajoute pas un poil parfois parce que je suis un garçon honnête. C'est pas grave, c'est si bon. Ringolevio, c'est ce que j'ai lu de plus incroyable en 2016. Autodidacte né dans un Brooklyn miséreux en 1942, Grogan manie la langue tantôt avec brutalité, tantôt avec ferveur, mais toujours avec le talent du conteur. Les 70 premières pages du bouquin, décrivant une partie de Ringolevio, en sont la meilleure des preuves. Le type nous tient en haleine tout le long de ce récit autour de ce jeu de gamins pratiqué dans les rues de New York.

Puis le livre est lancé, la vie complètement dingue d'Emmett Grogan avec. Je vous passe ses années d'héroïnomane et de cambrioleur hors pair, pour le retrouver à Paris, en mai 1959. Âgé de 17 ans, il débarque en pleine période de tensions liées à la guerre d'Algérie. Car Grogan est comme Forrest Gump (en beaucoup plus malin). Il n'est jamais très loin de là où l'Histoire se joue. Quelques mois plus tard, à Naples, il se retrouve par hasard au beau milieu des obsèques de Lucky Luciano, l'un des plus grand mafieux italo-américain du siècle dernier. A Dublin, encore un peu plus tard, il se battra brièvement aux côtés de l'Armée Républicaine Irlandaise avant de rentrer aux Etats-Unis.

Emmett, à gauche, casquette de l'IRA sur la tête, avec ses copains de San Francisco.

Emmett, à gauche, casquette de l'IRA sur la tête, avec ses copains de San Francisco.

Le vrai gros rendez-vous de Grogan avec l'Histoire a lieu à San Francisco, à la fin des années 60. Déjà parce qu'il croise une flopée de personnages mythiques comme Ken Kesey (auteur de Vol au-dessus d'un nid de coucou), Richard Brautigan, Janis Joplin, Jerry Garcia et les Grateful Dead, Angela Davis, Allen Ginsberg (et j'en passe tellement), mais surtout parce qu'il va vivre la folle période hippie de l'intérieur.

Emmett Grogan n'était pas un hippie, mais cela ne l'empêchait pas d'être en totale dissension avec son époque. Hippies compris. Quand toute la jeunesse perdue des Etats-Unis déferle sur San Francisco, lors du Summer of Love, en 1967, il est en premières lignes mais ne quitte pas Haight-Ashbury (son quartier, au coeur de la mouvance hippie) malgré son mépris pour le Power Flower. Il râle, mais il agit. Avec ses amis d'une troupe de théâtre de rue, ils lancent les Diggers. Magasins gratuits et concerts gigantesques à participation libre, en pleine ville, font partie de leurs accomplissements. Pendant près de deux ans, ils vont également distribuer des repas gratuits à tous les paumés du quartier chaque soir à 16 heures. Leur leitmotiv : "It's free because it's yours" (c'est gratuit parce que c'est à vous). Utopiste ? Certainement. Mais pas vain. Les Diggers ne sont plus, mais ils ont fait des petits, à l'instar de mouvements actuels tel que Food Not Bombs.

Emmett Grogan d'un peu plus près, parce que sur la photo d'avant, tu l'as pas bien vu.

Emmett Grogan d'un peu plus près, parce que sur la photo d'avant, tu l'as pas bien vu.

Un soir de 1968, Emmett Grogan a prononcé à Londres un discours devant un millier de révolutionnaires emportés par tant d'éloquence. Avant de leur préciser qu'il avait repris au mot près une déclaration d'Hitler. Il était comme ça, le bougre, il aimait provoquer, jouer des "tours de cochon". Pour prouver, toujours, qu'une bataille se menait sur le terrain et pas derrière un micro, un bureau ou une armée de communicants. Tout ce qu'il voulait dire, au fond, c'était : "Agissez !" Il aurait certainement ajouté un "bordel de merde". Grogan traîne avec lui le langage hérité de son enfance dans les quartiers pauvres de Brooklyn, mais il y a ajouté un grosse dose de bon sens et une capacité d'analyse hors du commun. Dans la préface du bouquin, Guillaume Dumora souligne à raison "l'acuité intellectuelle d'Emmett Grogan qui lui permet, avec quasiment aucun recul, d'avoir une vision très claire du moment historique qu'il traverse". 

J'en ai déjà écrit beaucoup et j'ai l'impression de n'avoir rien dit. D'accord avec lui ou pas, les 700 pages de Ringolevio font cogiter, et on en ressort forcément un peu différent. Je lui laisse la parole pour un petit échantillon de Ringolevio, mais je voulais juste vous dire, avant : "Lisez-le, bordel de merde !"

Extrait !

Ça doit vous paraître foutrement incompréhensible, pas vrai ? Tous autant que vous êtes, tas de connards, vous seriez prêts à donner votre cul pour voir votre gueule en couverture de n'importe quel magazine, sous le titre "Le grand méchant loup gauchiste" ! C'est pas vrai, peut-être ? Et maintenant, vous me regardez tous... moi qui suis plus beau et plus grand que n'importe quel enfoiré, femme ou homme, de cette foutue salle, en vous demandant pourquoi, foutre-dieu, je ne les autorise pas à me tirer le portrait et à faire de moi le "grand méchant loup gauchise" de l'année, pas vrai ? Pourquoi un joli garçon comme moi, aux traits réguliers, aux muscles durs, un vrai caïd, coriace et prêt à tout, romantique et hip qu'il en peut plus, beau comme un dieu, avec plus de style et de classe dans la dernière phalange de son putain de petit doigt qu'aucun d'entre vous n'en aura jamais dans tout son corps... pourquoi je ne m'octroie pas d'autorité toutes les unes, sans exception, de ces saloperies de torche-culs, qui seraient prêt à gober toutes mes salades et à faire de moi, du jour au lendemain, le "héros public numéro un", le parangon suprême du grand chic radical ? Pourquoi, hein ? Pourquoi ? Parce que je ne plaisante pas, bande de larves dégueulasses, tas de foireux, de jean-foutre et de gueules de raie, de sales trous du cul, de menteurs et de fouetteurs !

Ringolevio, Emmett Grogan

T'as aimé ? Essaie ça ! : Just Kids, de Patti Smith (Folio). Même époque, même souffle de liberté. L'arrivée de la future légende Patti Smith à New-York, où elle rencontre la future légende de la photo Robert Mapplethorpe. Ils sont jeunes, ils ont pas un rond, mais ils vivent intensément leurs passions amoureuse et créatrice. Paru en 2010, déjà un classique.

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